Après Ingmar Bergman , Bo Widerberg, Roy Andersson, Billie August, Lars von Trier.., une nouvelle génération de cinéastes scandinaves, souvent à la double culture, s’impose sur le devant de la scène, avec pas moins de trois réalisateurs en lice et récompensés à Cannes cette année. 3 films en compétition officielle et 3 films primés : Palme d’or, Prix d’interprétation féminine, Prix du scénario !
A l’occasion de la sortie en France du film de l’Irano-Danois Ali Abbasi, Les Nuits de Mashhad, (Holy Spider), le 13 juillet, dont l’actrice principale, l’Iranienne Zar Amir Ebrahimi a reçu le Prix d’interprétation féminine, nous voulions revenir sur le palmarès de ce 75ème Festival de Cannes.
Prix d’interprétation féminine : Zar Amir Ebrahimi pour « les Nuits de Mashhad » d’Ali Abbasi
Face à ses collègues Léa Seydoux, Virginie Efira, Marion Cotillard, omniprésentes dans la sélection officielle, place donc au visage d’une femme ‘ancienne star du cinéma iranien , qui a dû fuir son pays pour une histoire de mœurs, et y revient par le biais de la fiction en opiniâtre journaliste acharnée à débusquer un tueur en série de prostituées, qui agit avec sinon la complicité, du moins le manque d’empressement des autorités locales à élucider l’affaire, dans Les Nuits de Mashhad d’Ali Abassi, Iranien installé lui au Danemark.
« C’est la bravoure et le symbole qu’incarne l’actrice, Zar Amir Ebrahimi, exilée de son pays depuis 19 ans à cause d’une terrible histoire de sex-tape, que vient couronner ce prix autant que son interprétation, honorable mais en retrait, dans « les Nuits de Mashaad » . Un thriller dingue, pavé dans la mare de la République islamique, inspiré de l’histoire vraie d’un tueur iranien de prostituées. Amie de combat et d’adversité de Golshifteh Farahani, « son double lumineux » à qui elle a dédié son prix, Ebrahimi, qui réside en France et mena un long combat pour s’y faire accepter, a décrit notre pays comme « paradoxal, plein de gens heureux qui aiment être malheureux…!! »
« Ce film parle des femmes, de leur corps, tout ce qu’on ne peut pas montrer en Iran, du sexe, des seins. Merci Ali Abbasi d’avoir été aussi fou. On a rencontré de telles difficultés, recevoir ce prix est un miracle comme d’avoir mené à bout ce film réalisé avec la diaspora. Être en exil signifie avoir une autre chance de vivre. Il faut juste l’apprécier et profiter du moment comme je le fais. Ils voulaient m’effacer, me pousser au suicide et à mourir. Mais je suis ici avec cette récompense. Si on croit en soi-même alors on peut. J’ai aussi travaillé énormément. J’aime le peuple iranien, et en dépit de tous ceux qui ont tenté de me détruire. Ce soir, c’est un encouragement pour moi et toutes les femmes. » : Ebrahimi dans son discours, prononcé alors qu’elle venait de recevoir son prix.
En 2018, Ali Abbasi, archétype du cinéma d’auteur danois, avait remporté le prix Un certain
regard à Cannes avec « Border », un conte fantastique sur une douanière difforme.
Prix du scénario : Le cinéaste suédois Tarik Saleh a été récompensé du prix du scénario pour son travail sur le script de son thriller égyptien « Boy from Heaven »
Prix mérité pour un film qui brille moins par sa mise en scène que pour son script : l’enquête au sein d’une grande université coranique du Caire d’un jeune étudiant manipulé par un flic (soit les codes du suspense policier reconduit dans un contexte atypique). De quoi mettre intelligemment au jour le marasme religieux et la corruption politique en Egypte. Et la cérémonie nous a valu un moment touchant quand le scénariste et réalisateur, révélé par « Le Caire Confidentiel », a sorti son I-Phone pour prendre la salle en photo et a demandé à l’assistance de « faire coucou à sa mère », qu’il n’a pas revu depuis bien longtemps !
« L’Égypte est l’endroit que je préfère au monde, même si je ne peux plus y aller. Mais je ne suis pas à plaindre. J’ai un passeport suédois. Je dédie mon prix aux jeunes réalisateurs du pays pour qu’ils élèvent la voix et racontent leurs histoires. » Pour Tarik Saleh, né à Stockholm il y a 50 ans d’une mère suédoise et d’un père égyptien, le multiculturalisme est une composante cruciale de son oeuvre cinématographique, « comme pour Francis Ford Coppola et Milos Forman. .. » souligne Saleh.
« Être un immigrant de la seconde génération m ‘a donné le recul nécessaire pour dérouler l’histoire de « Boy from Heaven ». Vous êtes à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, et c’est en quelque sorte le rôle du réalisateur (…) de voir à la fois les similarités et les différences… Être un outsider a aussi été essentiel pour la réalisation du film, pour lequel ses collègues égyptiens auraient été « jetés en prison », explique Saleh à l’AFP.
Filmé en arabe, comme son polar à succès « Le Caire confidentiel », récompensé à Sundance en 2017, le thriller suit un garçon pauvre qui a obtenu une bourse d’études à la prestigieuse université d’Al-Azhar au Caire et se retrouve entraîné dans un drame politique à connotation religieuse. Le film se déroule après le décès du grand imam d’Al-Azhar, autorité qui fait référence pour des millions de croyants. Qui va lui succéder ? Religieux, Frères Musulmans prometteurs d’un islam politique, services de sécurité de l’Etat, dirigé par le maréchal Al-Sissi, en concurrence avec le pouvoir spirituel des imams… La nomination du successeur est un jeu d’échecs dans lequel chacun veut avoir son mot à dire, et où tous les coups sont permis.
Comme un pion au milieu de cet échiquier, se retrouve un modeste fils de pêcheur tout juste
arrivé à l’université, Adam. Tout va déraper lorsqu’un étudiant, contraint de jouer les agents
infiltrés pour la très redoutée sûreté de l’Etat, est assassiné dans l’université.
Pour prendre la relève, un officier de la sûreté de l’Etat, Ibrahim, force Adam à travailler en
sous-marin à son tour pour la police. Qui manipule qui ? Tarik Saleh joue pendant 02H05 entre
fausses pistes et faux-semblants, revisitant les classiques du polar dans un décor rarement filmé,
des cafés « à l’américaine » du Caire, où policier et infiltré ont rendez-vous autour d’un latte, aux
travées de l’établissement religieux.
Lui-même né à Stockholm, d’une mère suédoise et d’un père égyptien, Tarik Saleh qui se dit
« indésirable » en Egypte depuis son précédent film, et n’a pas pu tourner dans la prestigieuse
université aux centaines de milliers d’étudiants, se repliant dans le splendide décor de la mosquée Süleymaniye d’Istanbul. Après son précédent polar, le très remarqué « Caire Confidential » (2017, Grand Prix du Jury à Sundance), qui décrivait un régime policier violant et corrompu, le réalisateur change de focale, se concentrant davantage sur les luttes entre pouvoir politique et spirituel, mais conserve son regard sans concession sur l’Egypte. L’idée du film lui est venue en relisant « Le nom de la rose », le classique d’Umberto Eco, qui se déroule dans une abbaye. Au casting, il retrouve son acteur fétiche, le Libanais vivant en Suède Fares Fares, dans le rôle de l’officier de police. Et dans le rôle principal, celui du jeune Adam, Tawfeek Barhom, né en Israël, et qui vient de terminer le prochain film de Terrence Malick sur la vie du Christ.
« Boy From Heaven » sortira le 9 novembre en France.
Palme d’or 2022 au Suédois Ruben Östlund pour son film Sans Filtre (Triangle of Sadness).
Après «The Square», Palme d’or en 2017, le Suédois Ruben Ostlund s’offre un doublé. Le cinéaste se paie riches industriels et influenceurs dans une farce drôle et cruelle, anarchiste, mais manquant de profondeur.
Ruben Östlund : « Lorsque nous avons commencé ce film, nous n’avions qu’un but vraiment : essayer de faire un film qui intéresse le public, qui le provoque et qui le fasse réfléchir. »
Après la Palme d’or obtenue en 2017 pour The Square, le Suédois Ruben Östlund, 48 ans, est revenu en compétition pour régler ses comptes à la société occidentale, qu’il place cette fois sur un yacht de luxe. Son arme favorite, la satire grinçant sous le poids du sarcasme vengeur, est poussée au carré, dans des retranchements inédits et avec les proportions massives d’une fiction de deux heures trente, qui ne sont plus exactement celles d’une farce, même explosive.
En 2017, Le Monde avait interviewé le réalisateur suédois après sa première Palme d’Or. A la question de savoir quel effet cela lui faisait que The Square ait été très bien accueilli par les conservateurs qui y ont vu une critique de la bonne conscience de gauche, Östlund répondait : « J’aime l’idée de diviser la gauche ou la droite. Je me définirais comme de gauche, je suis presque un marxiste. Mais il me semble que la gauche ne sait pas grand-chose de Marx. Les gens de gauche regardent le monde d’une manière sentimentale et me considèrent comme réactionnaire à cause de ma froideur. Mais je traite tout le monde de la même manière dans le film, le mendiant et le conservateur. »
Soit, Soit, donc : un couple de mannequins influenceurs en bisbille est invité à bord d’une croisière de luxe, auprès d’un oligarque russe négociant d’engrais – « Je vends de la merde », dit-il –, de vieilles rombières botoxées, de vendeurs d’armes, entre autres délicieux spécimens de l’hyperclasse internationale. Une tempête venue secouer le bateau au moment du dîner cinq étoiles transforme toute l’assemblée en geysers humains rendant tripes et boyaux, jusqu’à ce que les toilettes, prises d’assaut mais saturées, dégorgent – ce reflux généralisé étant, on l’aura bien compris, celui d’un capitalisme en phase d’indigestion terminale.
Culte de l’apparence, matérialisme débridé et patriarcat: dans « Sans filtre », le Suédois Ruben Östlund, après « The Square » en 2017, fait voler en éclats les codes de la société moderne dans une satire jouissive. Il excelle, comme dans « Snow Therapy » à disséquer les petites lâchetés, qui s’accommodent toujours mieux des convenances que de la vérité..
Ruben Östlund peut tomber dans la facilité et la répétition (son film est très long, 2h30 !!) , mais son propos est toujours politique: les faibles sont aussi méchants et médiocres que les puissants, et à leur tour abusent de leur pouvoir quand ils l’obtiennent. Avec le point culminant du dîner en pleine tempête, scène orgiaque lors de laquelle l’écran tangue au rythme du bateau, la satire grinçante bascule dans la franche comédie. Pareil pour ses films précédents !
Les réflexions de classe occupent également une part importante dans l’oeuvre de Ruben Östlund, 48 ans, le plus établi des trois réalisateurs scandinaves en compétition, offre une parodie du monde de la mode et des super-riches obsédé par l’apparence. « Mon prochain film, The Entertainment System is Down, raconte un vol long-courrier sans divertissement digital, sans films ni musique. Evidemment, les passagers vont vivre un cauchemar !!»
Avant « The Square », seules deux productions suédoises avaient été récompensées par la Palme
d’or. De son côté, le Danemark a reçu 3 trophées suprêmes notamment pour « Dancer in the Dark » de Lars von Trier en 2000. Et Bille August qui, tout comme Östlund fait partie des rares à avoir été récompensé à deux reprises par la Palme d’or au Festival de Cannes, en 1988 pour Pelle le Conquérant et en 1992 pour Les Meilleures Intentions.
Pour Claus Christensen, rédacteur en chef de la revue spécialisée Ekko, « le cinéma nordique, et
particulièrement les productions suédoises et danoises, ont en commun de pousser les limites du langage cinématographique », une des raisons de leur attrait. .. « Il y a à la fois cette mission de divertissement mais aussi parfois de mettre au défi le public », explique-t-il à l’AFP..
Deux autres films nordiques, le norvégien « Sick of Myself » de Kristoffer Borgli et le
dano-islandais « Godland » de Hlynur Pálmason étaient présents à Cannes, dans la section Un certain regard.
Crédits Photos: DR, Cannes