Sur la grande table un véritable buffet de roi : grillades de bœuf, salade de poulet, soupes, plateaux de fruits à faire rêver et gâteaux à se damner. Sur la table se trouve, en réalité, le contenu des poubelles d’une douzaine de magasins de la capitale norvégienne.
En fil, comme à la cantine, les gens attendent leur tour pour jeter un œil dans les grands fait-tout servis par l’association « Matgilde mot Hungersnød » qui lutte contre la famine. « La nourriture provient de 10-12 magasins et il ne s’agit que de ce qui a été jeté ces deux derniers jours ! » Une centaine de bénévoles s’est mis à l’œuvre et a entrepris de trier les vivres et de préparer des plats digne d’une carte de restaurant et de les servir. La campagne de ces idéalistes est inspirée du vainqueur du Sofieprisen 2011, Tristam Stuart qui a distribué des aliments récupérés à près de 5 000 personnes en plein Londres.
Proches du mouvement des freegans, ils dénoncent par ce grand repas gratuit l’absurdité du système agro-alimentaire en mettant l’accent sur la quantité de nourriture saine jetée chaque jour. « Nous refusons que 30% des produits alimentaires partent directement à la poubelle », justifie le responsable du projet, Svein Elias Gautefall.
Lors de leur quête, les bénévoles se sont heurtés à une difficulté de taille. En effet, « la moitié des magasins que nous avons contacté ont refusé de nous donner ce qui allait être jeté car ils avaient peur de briser les règles très strictes de l’Autorité Norvégienne de la Sécurité Alimentaire (Mattilsynet)», raconte le responsable de Matgilde.
« C’est délicieux », s’exclame Torbjørn, 27 ans, assiette en main. «Je sais d’où provient la nourriture. Tout le monde sait que les magasins retirent les produits des rayons plusieurs jours avant la date de péremption », explique l’étudiant, avant d’ajouter que par lui-même il va régulièrement fouiller les poubelles des grandes surfaces à la recherche de nourriture encore saine. « Les grands magasins sont coupables, mais nous le sommes tout autant», souligne le jeune homme, « aujourd’hui, les gens ne savent plus ce qu’est une nourriture saine ou non. Ils se contentent de la date et ils jettent des choses qui pourraient encore être mangées. Quand bien même la date serait dépassée, il faut encore regarder l’aspect du produit et étudier son odeur ». Svein Elias Gautefall effectue le même constat : « les gens ont perdu la notion de ce qui est bon ou pas en ce qui concerne la nourriture. Ils confondent la date de péremption (forbruksdato) qui ne doit pas être dépassée et la date limite d’utilisation optimale (best før, à consommer de préférence avant le…) ». Cette confusion participe à l’énorme gâchis de l’industrie agro-alimentaire : « 25 à 30% de la nourriture produite en magasin finirait ainsi directement dans la poubelle », explique Halfdan Kverneland Olafssøn, conseiller spécial de la Fédération Mat og Drikke.
« C’est frustrant, c’est de la folie et c’est douloureux de gaspiller autant lorsque l’on se rend compte que l’on vit dans une communauté mondiale au sein de laquelle des millions de membres souffrent de faim chronique », s’indigne Even Nord Rydningen, membre fondateur de Matgilde. L’association appelle l’autorité Norvégienne de la Sécurité Alimentaire à remettre en question sa réglementation afin de diminuer le gaspillage.
Le repas a été animé par des discussions et des discours comme celui de Thomas Hylland Eriksen, socio-anthropologue, qui a indiqué que ce gaspillage est la marque de l’abondance. « En Norvège, la nourriture est abordable et vous n’avez donc pas besoin d’accommoder les restes d’un repas le lendemain. Il est bien plus simple d’acheter un tout nouveau repas. C’est ainsi que l’on jette 50 kg de nourriture par an et par personne. Certains vont ressentir du confort en jetant de la nourriture, mais nous, nous ressentons du dégoût », a développé le sociologue.
Au milieu de ce grand buffet gratuit, une caisse enregistreuse invite les convives à faire un don à destination de l’Eglise ou bien des victimes de la famine de la Corne de l’Afrique. « Nous faisons deux choses à la fois aujourd’hui : nous mettons la population au courant de ce grand gaspillage et nous collectons de l’argent pour venir en aide aux victimes de la famine en Afrique », explique Svein Elias Gautefal